La Conférence diplomatique de Berlin

Pourquoi est-il important aujourd’hui de parler d’une conférence datant du 19e siècle ?

——————————– Réaction à chaud ————————————

Quand on lit l’histoire du continent noir, on comprend vite la faiblesse des Africains face aux invasions européennes, notamment dans la seconde moitié du 19e siècle. Comment est-ce possible ?

     Au milieu du XIXe siècle, alors que l’Europe et l’Amérique du Nord était déjà entrées dans l’âge industriel, l’Afrique, épuisée par quatre siècles de traite négrière et des décennies de guerres fratricides, n’était pas en mesure d’accompagner son grand désir de changement d’une véritable révolution technologique, notamment dans le domaine militaire et stratégique. Contrairement à l’Europe, qui bénéficiait pleinement de la continuité du progrès technique en Méditerranée septentrionale, l’Afrique particulièrement isolée et « très vulnérable du point de vue technique, devint une proie tentante, irrésistible pour l’es Européens pourvu d’armes à feu et de marines à long cours ». Et lorsque l’Afrique dut faire face à une nouvelle vague d’invasions de son territoire par les puissances européennes, ses moyens de défense se révélèrent inadaptés et ne lui permirent pas de résister longtemps à l’impressionnante puissance de feu des envahisseurs.

Cette faiblesse peut aussi s’expliquer par l’ignorance des Africains de véritables enjeux de la guerre que leur livraient les Européens.

Les Africains furent surpris par la violence des premières incursions européennes. Ne maîtrisant surtout pas dans l’immédiat les tenants et les aboutissants de la tutelle coloniale, ils ne comprirent pas le véritable enjeu de la guerre d’occupation. Au fait, les Européens voulaient tout pour eux, chose que les autochtones ignoraient. Les Africains imaginaient notamment que, si on leur faisait la guerre en les délogeant d’un endroit, c’est qu’ils pouvaient aller s’installer ailleurs et qu’ils seraient tranquilles, à l’abri des Blancs, dans un nouvel habitat. En réalité, la forêt où l’on pouvait aller se cacher, le village natal où il fallait rentrer pour avoir la paix, n’existaient plus. Cette méconnaissance de l’enjeu réel de la guerre a empêché que l’on puisse envisager l’éventualité d’un regroupement de forces pour lutter contre l’envahisseur. Chacun entrait à son tour dans la guerre lorsqu’il se sentait personnellement menacé et minimisait le mouvement tant qu’il se déroulait chez le voisin.

Certains historiens, comme De Boeck, Isaacman et Vansina pensent le contraire de Ndaywel.

Oui, ils ont leurs raisons. Car ils expliquent la faiblesse des Africains par des facteurs historiques, antérieurs, selon eux, à la ruée européenne : « Le fait qu’un grand nombre des Etats les plus puissants avaient été créés par voie de conquête et les clivages internes entre les couches ou classes dirigeantes et parfois entre celles-ci et les populations qu’elles dominaient ». Ces rivalités jouèrent souvent à l’avantage des Européens qui en profitèrent pour diviser les groupes ethniques africains, en les dressant les uns contre les autres. Ce fut le cas, par exemple, au Mozambique où « les Tonga d’Inhambane et les Sena ont aidé les Portugais à combattre les Shangaa et les Barue, leurs suzerains respectifs, tandis qu’au Congo, un certain nombre de populations asservies ont coopéré avec les Belges pour se libérer de la tutelle des Yeke et des Arabes.

L’ayant compris, certains chefs locaux acceptèrent d’offrir leurs services aux puissances coloniales dans l’espoir de ‘‘satisfaire leurs visées expansionnistes’’. Ainsi le marchand esclavagiste, Tippo Tip et les fils du puissant empereur Msiri qui participèrent aux côtés des troupes de l’Etat Indépendant dans la conquête de la partie orientale du Congo.

     Tous ces arguments tiennent pour expliquer la faiblesse des Africains face aux troupes d’invasion européennes. Mais beaucoup pensent quand même que c’est par la puissance des armes à feu que les Européens ont pu soumettre les Africains.

Si les Européens ont pu adopter à l’égard des Africains une politique hégémonique dans le but de contrôler les échanges commerciaux à l’échelle mondiale et de faire main basse sur les ressources naturelles des territoires sous leur impérium, c’est surtout parce qu’ils possédaient les armes légères, mobiles et semi-automatisées, notamment les canons à répétition. Ce qui, lors des guerres dites de conquête ou de ‘‘pacification’’, donna aux troupes coloniales engagées en Afrique une avance considérable sur les forces indigènes.

Mais il y avait d’autres innovations technologiques, notamment l’invention du télégraphe, un système destiné à transmettre des messages (télégrammes) d’un point à un autre sur de grandes distances, à l’aide de codes. De cette manière, les conquérants européens engagés en Afrique pouvaient en un temps record communiquer directement avec leurs métropoles respectives et solliciter les renforts en cas de nécessité. Il y a également la mise au point de la quinine en 1829 et d’autres médicaments et vaccins qui a permis aux aventuriers européens de résister aux maladies tropicales et donc de prolonger tranquillement leur séjour en Afrique.

Mais si en Occident, notamment aux Etats-Unis, l’industrialisation (mécanisation du textile et de l’agriculture…) a rendu presqu’inutile le travail des esclaves, elle s’est, en revanche, montrée avare de matières premières dans le contexte d’une économie mondiale en pleine mutation. L’Afrique s’est ainsi trouvée amenée à jouer un rôle de premier ordre dans cette évolution du contexte économique global. Elle a dû avant tout « être un fournisseur régulier et important de matières premières pour les industries des pays occidentaux. 

Pour toutes ces raisons, il fallait diviser l’Afrique pour mieux l’exploiter.

     Au tournant des années 1880, toute une conjonction de facteurs allait contribuer à accélérer le processus de partage de l’Afrique ou ce qu’il en restait. Il s’agissait notamment de trouver une issue à la rivalité entre l’Angleterre et la France récemment chassée de l’Egypte, de mettre fin à l’abolition de la traite négrière, d’assurer l’expansion du commerce européen avec comme conséquence ‘‘l’implantation des commerçants désireux d’exploiter la transition de la traite des esclaves au commerce légitime’’, et d’envisager des perspectives d’une économie industrielle en pleine mutation, etc. C’est dans ce contexte que fut convoquée la Conférence diplomatique de Berlin dans le but apparent d’édicter les règles de la colonisation du continent africain.

 

Pouvez-vous nous parler maintenant de la convocation de la Conférence de Berlin ?

     Le partage de l’Afrique, officialisé par les quatorze Etats signataires de l’Acte général de Berlin, fut en réalité la continuation d’une évolution antérieure, mais sous des formes nouvelles. Nous savons qu’avant 1880 les Européens, déjà très actifs dans le continent africain, occupaient le dixième du territoire, essentiellement des implantations côtières sans cependant abandonner l’espoir de pénétrer plus à l’intérieur des terres. La France, par exemple, exerçait sa domination sur une partie du Maghreb (Algérie en 1830) et de l’Afrique occidentale (Sénégal). L’Angleterre, elle, contrôlait le Cap (Afrique du Sud) et une partie de l’Afrique occidentale (Sierra Léone, Côte de l’or, Golfe de Guinée) et orientale.

     Mais la découverte, en 1867, des mines d’or et de diamants au Transvaal (Afrique du Sud) et de cuivre en Rhodésie va aviver l’espoir de s’aventurer plus à l’intérieur des terres. Les Européens se forgent alors l’image d’une Afrique peuplée et riche en matières premières (agricoles et minérales) dont ils espèrent tirer profit. L’argument économique, à une période où s’ouvre une nouvelle phase de l’industrialisation et, au-delà, un nouveau chapitre des monopoles capitalistes rivaux, peut également expliquer leur engagement dans la course au clocher.

 

Peut-être que beaucoup de nos compatriotes ne le savent pas. Il semble que le point de départ des rivalités entre les puissances européennes se situe au Congo.

Historiquement parlant, c’est au Congo que le roi Léopold II se heurte aux ambitions de la France, de l’Angleterre et du Portugal. Lorsqu’en 1881, Savorgnan de Brazza remonte le fleuve Congo et fonde Brazzaville, après avoir obtenu la soumission du roi Makoko (Bateke), la France croit venu le moment de déployer ses intérêts dans tout le bassin conventionnel du Congo. Mais elle doit faire face au Portugal qui, malgré la modicité de ses moyens financiers et militaires, revendique l’embouchure du fleuve Congo, faisant valoir ses droits historiques. Et, joignant la parole à l’acte, il signe avec l’Angleterre, le 26 février 1884, un accord interdisant à l’Association Internationale du Congo (AIC) l’accès à l’océan Atlantique.

Que reproche-t-on aux Anglais et aux Portugais dans cet accord ?

     Le traité anglo-portugais reconnaissait la souveraineté du Portugal, non seulement sur le littoral compris entre Banana et Massabé, mais jusqu’à Nokki,  obligeant l’AIC à se confiner à l’intérieur des terres congolaises. L’autre inconvénient de ce traité, c’est que, tout en garantissant ‘‘totalement les activités des sujets britanniques sur le fleuve Congo, il soumettait les ressortissants des autres nations à des contrôles de police et de douane à l’embouchure du Congo’’.

     Comme on devait s’y attendre, la signature de cet accord provoqua la réaction violente et indignée des autres nations européennes qui estimèrent que leurs intérêts dans la région étaient menacés. Le 1er juin 1884, le chancelier allemand Bismarck prévint que « le gouvernement de Sa Majesté l’Empereur ne pourrait accepter l’application des clauses du traité aux sujets allemands ». Quant à Léopold II, souverain d’un petit royaume, il essaya habilement de gagner les sympathies de la France. Dans une entente entre le gouvernement français et l’Association internationale, la France fut reconnue ‘‘héritière des territoires ouverts au commerce européen possédés par l’Association’’ (droit de préemption). En compensation, la France s’engagea à faciliter ‘‘l’œuvre entreprise par Léopold II et son association, toutes les questions de possession devant être réglées à l’amiable à la satisfaction des deux parties’’.  Comme on le voit, les manœuvres diplomatiques du Portugal étaient de nature à provoquer des tensions politiques, voire militaires entre les puissances coloniales intéressées par le bassin congolais.   

     Redoutant la confrontation militaire avec les Français et les Allemands, le gouvernement portugais conçut l’idée d’une conférence internationale en vue d’un règlement pacifique de la question congolaise. Mais c’est l’Allemagne de Von Otto Bismarck qui donna corps au projet portugais, en convoquant la Conférence diplomatique de Berlin.

Dites-nous quelque du déroulement de cette conférence qui a scellé le partage de l’Afrique en sphères d’influences européennes.

     La Conférence diplomatique de Berlin s’ouvre le 15 novembre 1884 sous la présidence allemande. Il se prolongera jusqu’au 26 février 1885, date de la signature de l’Acte général de Berlin. Elle connaîtra la participation de 14 Etats : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, les Etats-Unis d’Amérique, la France, la Grande Bretagne, l’Italie, l’Empire ottoman, les Pays-Bas, l’Empire ottoman, la Russie, la Suède-Norvège.

     Il faut noter que dans toute l’Europe, les opinions publiques ne savaient rien ou presque de ce qui se tramait à Berlin. Les Africains encore moins. Aucun ministre des Affaires étrangères des pays concernés n’y fut invité. Ce sont plutôt les diplomates en poste à Berlin qui y participaient, assistés d’‘‘experts’’ sur les questions africaines. Ainsi la France fut-elle représentée par le baron Alphonse Chodron de Courcel assisté de Ballay et du géographe Desbuissons ; le Royaume-Uni par Edward Malet, la Belgique par Gabriel Auguste van der Straten-Ponthoz et le baron de Lambermont conseillé par Banning ; les Etats-Unis par John Kasson entouré du général Henry Shelton Sanford et de l’explorateur Stanley, etc.

D’aucuns estiment que les Etats-Unis jouèrent un grand rôle pour aider à reconnaître le futur Etat Indépendant du Congo. Est-ce vrai ?

     Dès l’ouverture des travaux, les Etats-Unis se donnèrent pour objectif principal de défendre les positions de l’Association Internationale du Congo. Dans la déclaration préliminaire, leur délégué se prononça en faveur de la souveraineté du roi Léopold II sur le futur Etat à créer en Afrique centrale. C’est cette prise de position américaine qui fit basculer la conférence dans le sens prévu par le roi Léopold II.

     Par la suite, les délégués consacrèrent le gros de leur temps à discuter en commissions ou en plénière sur « la délimitation des territoires revendiqués par chacun dans le bassin du Congo et de ses affluents ». Pendant ce temps, le colonel Strauch s’activait dans les coulisses de la diplomatie pour amener les pays participants à reconnaître l’Etat Indépendant du Congo et son pavillon.  

Finalement la Conférence de Berlin ne se limita pas à la question congolaise. Il y eut bien d’autres préoccupations et questions à régler.

     Convoquée initialement pour régler la question du bassin congolais, la conférence va se retrouver très vite débordée par une autre question beaucoup plus complexe, à savoir le partage et la division de l’Afrique. Dès lors, les diplomates réunis à Berlin se voient obligés d’édicter les règles officielles de colonisation et répondre urgemment à quatre grandes préoccupations du moment : développer le commerce et la civilisation dans certaines parties de l’Afrique ; assurer à tous les pays participant à la conférence les avantages de la libre navigation sur les fleuves Niger, Congo et leurs affluents ; prévenir les malentendus et contestations pouvant naître des prises de possessions nouvelles sur les côtes du continent noir ; interdire la pratique de la traite négrière et accroître le bien-être matériel des Africains.

Comment se fait alors le Partage du continent africain ?

     Il faut retenir qu’entre 1885 et 1902, le partage de l’Afrique s’est fait sur papier avant même son occupation effective. Et cela, à travers deux types de traités. Il y avait en premier lieu les traités afro-européens (passés entre les Européens et les chefs africains) qui définissaient les sphères d’influence des conquérants sur le continent. C’étaient des accords politiques, « par lesquels les chefs africains apparaissaient comme renonçant à leur souveraineté en échange d’une protection ou de la promesse de ne signer aucun traité avec d’autres pays européens ». A titre d’exemple, citons les traités passés entre Savorgnan de Brazza et le roi des Bateke (Makoko) ou encore ceux signés entre les Britanniques et le kabaka Mwanga du Buganda en 1890 et 1892. Il y avait ensuite les traités bilatéraux, conclus entre nations européennes pour ratifier le partage fait sur papier et apaiser certaines revendications conflictuelles. Sur ce plan précis, la conférence de Berlin servit de cadre pour « établir quelques règlements de base pour continuer à diviser le gâteau africain ».

Dans le partage du gâteau africain, toutefois, deux puissances coloniales semblent s’être arrogées la part du lion : la Grande Bretagne et la France.

     En 1902, l’Empire britannique couvrait 33 millions de kilomètres carrés, habités par pas moins de 450 millions de personnes, soit le quart de la population mondiale de l’époque. En Afrique, il avait sous sa domination une bonne dizaine de colonies d’exploitation, notamment l’Égypte, le Soudan, la Somalie britannique (Somaliland), l’Ouganda, le Kenya, la Zambie, la Rhodésie, le Nigéria, le Ghana, etc.

     Quant à l’empire français, il couvrait, loin derrière la Grande Bretagne, 11 millions de kilomètres carrés et comptait 50 millions d’habitants. En Afrique particulièrement, il possédait trois colonies de peuplement au Maghreb (l’Algérie, le Maroc et la Tunisie[1]) ; et treize colonies d’exploitation dont la Mauritanie, le Mali, le Niger, la Haute Volta (Burkina Faso), le Tchad, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Dahomey (Bénin), le Congo Brazzaville, le Gabon, la Centrafrique, le Madagascar et le Djibouti (Somalie française). 

Cinq autres pays européens avaient reçu, eux aussi, leur part du gâteau africain. Quels sont-ils ?

Léopold II puis la Belgique s’emparèrent du Congo Belge ; l’Espagne : Sahara et Guinée espagnole ; le Portugal : Angola et Mozambique ; l’Italie : Libye, Somalie et Érythrée ; l’Allemagne : Togo, Cameroun, Ruanda-Urundi, Tanzanie continentale et le Sud-ouest africain (Namibie).

     Une fois le partage fait, chacune des puissances coloniales devait prendre les dispositions nécessaires pour occuper effectivement ses possessions.

Et les Africains dans tout ça ?

Les Africains ? Que pouvaient-ils encore faire face à la puissance de feu des Européens ? Il ne leur restait plus que deux alternatives : accepter le fait accompli et faire la paix avec l’envahisseur ou prendre les armes pour défendre l’intégrité de leurs territoires. Dans la plupart des cas, ils optèrent pour l’affrontement militaire. C’est ainsi qu’on assista, à partir de 1886, au déclenchement des guerres intermittentes entre les souverains africains et les conquérants européens. Ces guerres dites de résistance durèrent jusqu’en 1902, retenu généralement comme l’année de l’achèvement de la conquête du continent africain.

Mais qui sont ces leaders africains, qui incarnèrent jusqu’au bout le refus de la tutelle européenne ? Pouvez-vous en citer quelques-uns.

Ils sont nombreux mais nous n’allons ici retenir que les figures les plus emblématiques et charismatiques de la résistance africaine, notamment Ahmad ‘Urabi, Samory Touré, Samuel Maherero, dont la farouche résistance face aux Allemands entraina le premier génocide du 20e siècle en Namibie.    

Professeur Père Macaire Manimba Mane, omi

Recteur de l’Université de Mazenod

 

[1] Le 12 mai 1881, le gouvernement français et le bey de Tunis signent le traité du Bardo, dont les dix articles définissent le protectorat français sur la Tunisie.